Erevan : un soir à l’opéra

Par Kathereen Abhervé

C’est au cours d’une promenade au cœur d’Erevan, la ville rose, que le visiteur, musardant le long de l’ample perspective reliant la place de la République au monument de la Cascade et à la Place de France, découvre l’élégante façade de l’Opéra de la capitale arménienne. Coup de cœur !

Dans le parc de l’Opéra, la statue du musicien arménien Aram Khatchatourian. Photo Alex Décotte

L’Opéra d’Erevan

Dessiné dans les années 20 et remanié à plusieurs reprises par le grand architecte et urbaniste arménien Alexander Tamanyan, l’Opéra a été édifié dans un grand parc arboré du centre-ville offrant la fraîcheur d’un petit lac et le charme de nombreuses terrasses de café.

Cette oasis de verdure, où les Erevanais aiment à se retrouver durant les chaudes nuit d’été, s’intégrait à un grand projet d’urbanisme conçu par Tamanyan, visionnaire bâtisseur qui, dès 1924, a transformé Erevan, ancienne petite ville de province, en une grande capitale moderne ponctuée de larges avenues ombragées et de nombreuses grandes places entourées d’imposants bâtiments de tuf rose.

Statue monumentale d’Alexander Tamanyan. Au fond, la célèbre Cascade.

C’est d’ailleurs cette pierre volcanique qui a donné son nom à la ville. Une statue monumentale située au pied de Cascade rend hommage à ce grand architecte qui a également conçu les plans d’urbanisme de nombreuses autres villes arméniennes, et oeuvré pour la préservation du patrimoine architectural de l’Arménie.

Avec sa forme en rotonde de style hellénistique et romain, l’Opéra d’Everan, bien qu’influencé par l’architecture stalinienne, s’inspire de la cathédrale de Zvartnots édifiée au VIIème siècle par le catholicos Nerses III, dit le Bâtisseur, puis détruite par un tremblement de terre en 930. Inscrits au Patrimoine mondial de l’UNESCO, les vestiges de ce haut lieu de culte, qui abritait des reliques de Grégoire l’Illuminateur, ne sont qu’à quelques kilomètres de la capitale.

Les ruines de Zvartnots

Principal lieu de spectacle de la ville dédié à la musique classique, aux arts lyrique et chorégraphique, l’Opéra d’Everan  inauguré en 1933 accueille d’une part le Théâtre national académique d’opéra et de ballet Alexandre Spendiaryan et d’autre part la salle de concert dédiée à Aram Khatchatourian dont la célébrité internationale valait bien cet hommage.

En effet, qui ne connait la fameuse Danse du sabre ou les ballets Gayane et Spartacus de ce compositeur soviétique d’origine arménienne ? On peut toutefois s’étonner qu’à de rares exceptions, les œuvres des compositeurs arméniens soient encore aussi mal connues dans les pays occidentaux alors que le patrimoine musical arménien d’hier et d’aujourd’hui, combinant tradition et esprit novateur, soit d’une infinie richesse.

L’opéra historique Arshak II  

Ce soir-là à l’affiche de l’Opéra d’Erevan, Arshak II, un ouvrage pratiquement inconnu en Occident bien qu’il ait déjà été monté en 2001 au San Francisco Opéra.

A l’idée d’une telle rareté, mon sang n’a fait qu’un tour réveillant ma folle passion pour l’art lyrique. Mon insatiable appétit de découvertes musicales ne s’est apaisé qu’avec le billet d’entrée que notre « super guide » a pu se procurer grâce à son entregent et à son efficacité. Décrocher un tel sésame pour le soir même tenait du miracle !

Passé un hall monumental d’aspect assez austère, la magnifique salle à l’italienne de style art-déco avec ses sièges de velours rouge et ses élégants balcons aux guirlandes de stuc doré a été un véritable coup de cœur !

Tigran Tchouhajian
Dikran Tchouhadjian
Le livret d’Arshak II

Dans la fosse, une cinquantaine de musiciens étaient placés sous la baguette efficace d’Atanes Arakelyan, chef attitré de l’Opéra d’Erevan. Sur le vaste plateau solistes et choristes habillés par Grisha Sahakyan évoluaient sans grande originalité dans un décor unique abstrait qui servait de cadre à ce premier opéra arménien créé en 1868 à Constantinople par le compositeur, pianiste et chef d’orchestre arménien Dikran Tchouhadjian sur un livret de Tovmas Terzian, écrit en arménien puis en italien, et basé sur les comptes rendus historiques du roi Arshak II, écrits par Moïse de Korène et Fauste de Byzance… La version présentée ce soir à l’Opéra d’Erevan est basée sur un livret plus récent signé Armen Gulakyan.

Le roi Arshak II

Avec cet opéra dédié à ce grand monarque qui a gouverné l’Arménie de 350 à 367, le spectateur est plongé au IVème siècle après J.C. au cœur de l’histoire de ce pays à l’époque féodale, pris en étau entre l’Empire romain et la Perse.

Alliances, assassinats, trahisons, arrestations et amours sont à la base de cette tragédie lyrique qui s’achève par un hommage à l’invincible roi Arshak II qui, après avoir échappé à un empoissonnement, propose lors de la scène finale de boire à l’unité du pays. Faut-il rappeler que selon les historiens, ce roi, malgré sa prétendue invincibilité, a tristement fini ses jours torturé au fin fond d’un château, après avoir eu les yeux crevés…

Composé en 1868, ce premier grand opéra classique arménien ne peut toutefois pas renier certaines influences verdiennes de son compositeur.

Un directeur ambitieux pour son théâtre

Constantine Orbelian

Bien que Arshak II tout comme Anoush d’Armen Tigranyan, autre opéra arménien inspiré de la musique traditionnelle du pays, soient très appréciés des lyricomanes érevanais et régulièrement programmés sur la scène de la capitale, l’Opéra d’Erevan fait aussi la part belle à des chefs-d’œuvres aussi fameux que La Flûte enchantée, Tosca, Carmen ou Manon de Massenet. Une affiche digne des grandes scènes internationales concoctée par le chef d’orchestre et pianiste américain d’origine arménienne et russe, Constantine Orbelian qui, depuis 2017, dirige l’Opéra d’Erevan auquel il a insufflé une nouvelle vie en lui apportant une vitesse de création exceptionnelle : « Maintenant, précise-t-il, ce n’est pas moi qui le dis mais les statistiques: durant les derniers six mois, nous avons donné trois nouvelles productions d’opéra et trois nouveaux ballets alors que durant les dix-sept dernières années cette institution n’avait produit que huit nouvelles productions. » Et de poursuivre : « Jamais en Arménie, on n’avait vu quelque chose d’aussi grand que la nouvelle production de Manon qui fut présentée en octobre dernier lors du sommet de la Francophonie, dans une mise en scène grandiose avec des véhicules, du brouillard et des costumes fantastiques. »  

Une production sans doute spectaculaire mais qui a largement dépassé les budgets, obligeant le charismatique directeur à trouver des sponsors, et qui malgré les difficultés financières rêve de présenter trois ou quatre ouvrages par semaine, sans compter les spectacles pour enfants et les spectacles de danse. En effet il ne faudrait pas non plus oublier les grands ballets tels que Giselle d’A. Adam, Don Quichotte de L. Minkus et bien sûr les grands ballets nationaux comme Spartacus, Cipollino et Guyane d’Arak Khachaturian qui, bien que régulièrement programmés dans la capitale, partent aussi en tournée à Moscou ou à Saint-Pétersbourg.

Cet enthousiaste directeur est également un chef d’orchestre très apprécié sur la scène internationale qui, pour la troisième fois, lui octroyait en 2017 un Grammy dans la catégorie des meilleurs enregistrements d’opéra pour son Rigoletto de Verdi avec le regretté baryton russe Dmitri Hvorostovsky dans le rôle titre, qui donnait la réplique à la soprano américaine Nadine Sierra et au ténor italien Francesco Demuro.

Mélomanes, lyricomanes, balletomanes de Suisse, de France et de Navarre, n’hésitez pas à sortir de vos habitudes musicales et tournez votre curiosité vers ce bel Opéra d’Erevan qui, à n’en pas douter, ne tardera pas à faire son entrée dans la cour des grands !

Kathereen Abhervé, mai 2019