Texte et photos: Alex Décotte
Magnifique cité que celle de Bonifacio, vieille ville fortifiée juchée sur son promontoire, marina doucement lovée, à fleur d’eau verte, au fond d’un étonnant fjord naturel qui a constitué, dès l’antiquité, un havre protégé des tempêtes et des invasions.
« Durant six jours, six nuits, nous voguons sans relâche. Nous touchons, le septième, au pays lestrygon sous le bourg de Lamos, la haute Telepyle. Nous entrons dans ce port bien connu des marins : une double falaise, à pic et sans coupure, se dresse tout autour, et deux caps allongés, qui se font vis-à-vis au-devant de l’entrée, en étranglent la bouche. La flotte s’y engage et s’en va jusqu’au fond, gaillards contre gaillards, s’amarrer côte-à côte: pas de houle en ce creux, pas de flot, pas de ride; partout un calme blanc. »
De l’avis des spécialistes de la navigation en Méditerranée, cet épisode de l’Oyssée se situe à Bonifacio. Depuis lors, la maîtrise de la cité fortifiée a généralement assuré aux envahisseurs une base d’appui quasi-inexpugnable et ce n’est pas par hasard que la Légion étrangère française y a été présente jusqu’en 1983.
Fondée en l’an 828 par Boniface, marquis de Toscane, puis devenue repère de pirates, la cité est prise par Gênes qui en expulse tous les habitants, installant à leur place des sujets plus obéissants, amenés d’Italie. D’où le parler local, très différent de la langue corse mais très proche du génois. D’où aussi la devise, « semper fidelis », toujours fidèle (à Gênes, s’entend). Fidélité arrogante, que ne put faire renier aucun siège. Même le roi d’Aragon, Alphonse V, qui venait de recevoir du pape la royauté de la Corse, ne parvint pas à prendre la ville. C’est à ses soldats que la légende attribue l’escalier du roi d’Aragon » qui, à l’opposé du port, grimpe par cent-quatre-vingt-sept marches taillées à même la falaise abrupte, de la mer à la citadelle.
Les soldats aragonais auraient construit cet escalier en une seule nuit, durant le siège de 1420 mais il est plus raisonnable de penser que les Bonifaciens, conscients du fait que leur port, à l’issue si étroite, présentait à la fois garantie et danger, aient voulu se ménager un accès à la mer pour le cas où un attaquant – et ce fut le cas du roi d’Aragon – tendrait une simple chaîne entre les deux rives du goulet, empêchant tout mouvement naval entre port et haute-mer.
Les Bouches de Bonifacio sont inhospitalières. Les vents d’ouest déchaînent parfois, dans la quiétude méditerranéenne, d’effroyables tempêtes, qui viennent se briser sur les côtes aiguës de Corse et de Sardaigne. Le salut, pour les navigateurs des siècles passés, résidait alors dans un rapide repli à l’abri de l’une ou l’autre des îles. Mais encore fallait-il pouvoir gagner ces eaux plus accueillantes. Pour les capitaines dont le navire était trop éloigné, soit du Cap Corse au nord, soit du Cap Teulada au sud, le seul passage était celui des Bouches de Bonifacio, semé d’écueils et d’îlots.
Le 14 février 1855, une solide frégate à voiles de la marine impériale française, La Sémillante, quittait le port de Toulon à destination de la Crimée, où les armées de Napoléon III soutenaient une guerre difficile. Outre l’état-major, La Sémillante emportait 292 hommes d’équipage, 393 militaires de l’armée de terre, quatre canons, seize mortiers, mille obus, mille-cinq-cents bombes, cent-vingt barils de poudre et divers matériels, le tout représentant une cargaison d’environ 400 tonnes. C’est dire que ce trois-mâts n’était pas une petite coquille de noix !
Pour gagner la mer Egée, le commandant Jugan avait choisi de doubler la Sardaigne par le sud-ouest mais, dès les premières heures du 15 février, une tempête d’une rare violence, soufflant d’ouest, se déchaîna. Il est probable que le commandant, de crainte d’être jeté sur les côtes déchiquetées de Sardaigne, ait choisi de se mettre à l’abri en mer Tyrrénienne, via les Bouches de Bonifacio.
Que s’est-il passé exactement ? On ne le saura sans doute jamais. Ce même 15 février, vers 11 heures, le gardien du phare de Capo Testa, à l’extrême nord-ouest de la Sardaigne, croit avoir vu, dans le déchaînement des éléments, une frégate à sec de voiles, effectuant des manoeuvres incompréhensibles (dues sans doute à une avarie) avant d’échapper de peu aux escarpements.Vivant avec sa fille âgée de six ans, le berger Limieri déclare, le 17 février, aux autorités venues de Bonifacio, qu’il a cru entendre, l’avant-veille, un grondement large et sourd, pareil à celui d’un tonnerre venant de sous terre. Le vent soufflant en tempête, il n’avait pu sortir de suite de la bergerie pour se rendre compte de ce qui se passait. Un peu plus tard cependant, voulant s’assurer que son embarcation n’avait pas été enlevée par le vent ou par les vagues, il décida de sortir et fut littéralement suffoqué en voyant la mer couverte d’épaves informes que le flot rugissant broyait, engloutissait, puis vomissait par paquets… (Dominique Milano, « Le naufrage de la Sémillante »)
Il n’y eut aucun survivant. La plupart des corps retrouvés ne purent pas même être identifiés car les hommes, dans l’espoir de nager, s’étaient dévêtus, si bien que leur corps n’avait été que plus facilement déchiqueté par les récifs. On a seulement identifié le commandant Jugan, qui portait encore sa tenue d’officier, et le curé du bord, à cause de ses chaussettes noires.
Le naufrage de « la Sémillante » fut sans nul doute le drame le plus grave survenu dans les eaux de la région. Son souvenir ne suffit cependant pas à expliquer le faible trafic entre Corse et Sardaigne. Comment deux terres si proches, aux histoires si semblables, peuvent-elles s’ignorer à ce point? Jalousie? Incompréhension ? Méfiance? La régionalisation, accordée à la Sardaigne par l’Italie, refusée par la France à la Corse, y sont-elles pour quelque chose ? C’est probable. Ce qui est sûr, c’est que, malgré l’hémorragie permanente de l’émigration, les villages sardes semblent plus peuplés et, surtout, par davantage de jeunes. Et qu’à tout âge les Sardes ont la fierté discrète de leurs traditions tandis que les Corses semblent tiraillés entre la banalisation européenne et l’attachement à leur identité.