A Geghard, j’ai vu le mariage, les pigeons et le drone mais ni la Sainte-Lance ni les restes de l’Arche de Noé. Ce sera pour la prochaine fois, peut-être, mais le lieu vaut déjà mille fois le voyage.
En attendant, j’imagine ces kyrielles de moines, semblables à ceux qui franchirent les trente degrés menant au Christ, gravissant dès l’aube, à la queue-leu-leu et aube au vent, les barreaux de l’échelle de bois, seul accès ce qui était alors leur simple monastère : une grotte. Et encore était-ce déjà mieux qu’au temps où le seul attirail consistait en une simple corde à nœuds. Le sport est bon pour la tête. Pourquoi ne l’aurait-il pas été pour l’âme ?
Aïrivank, monastère rupestre, monastère dans la roche, tel fut le premier nom de ce lieu niché au fin fond d’un cayon abrupt et sauvage, hors du temps, hors du monde. Saint Grégoire l’Illuminateur, évangélisateur de l’Arménie et premier catholicos d’une longue lignée, y aurait vécu au début du IVe siècle, ce qui commence à faire un sacré bout de temps. Par la suite furent élevés quelques bâtiments et érigée une première muraille à l’abri de laquelle les populations locales espéraient se réfugier en cas de nécessité. C’était compter sans les premières invasions arabes. En 920, tout fut pratiquement détruit et pillé. Le monastère allait renaître trois siècles plus tard sous un nouveau nom, Geghardavank, le monastère de la Lance, devenant rapidement le point de convergence de milliers de fidèles venus admirer – et toucher parfois – les deux précieuses reliques présentées par les moines : un fragment de l’Arche de Noé ainsi que la Sainte Lance censée avoir transpercé le flanc droit du Christ lors de sa crucifixion.
Après les Arabes, les Mongols de Tamerlan. Nouveaux sacs, nouvelles destructions. Sans compter les nombreux tremblements de terre, récurrents depuis toujours en Arménie. Geghard dix fois détruit, dix fois reconstruit. Et finalement inscrit en 2000 au patrimoine mondial de l’Unesco.
La montée est rude mais, passé le porche baigné d’ombre, on se sent presque chez soi ou, mieux, sur la place exiguë d’un village d’arrière-Provence.
La vie est là, visages fuyant le soleil sous une branche d’épicéa, envol de pigeons narquois se croyant place Saint-Marc, belle et longue mariée s’approchant de l’église au bras de son bien-aimé…
Et jusqu’à ce drone insolite qui survole la scène et filme la cérémonie pour la postérité familiale.
Ici, on ne remet pas l’église au milieu du village, on amène le village jusqu’au pied de l’église, histoire de redonner vie à ce lieu chargé de souvenirs mais déserté depuis belle lurette par ses moines.
Le passé n’est plus gravé que dans la pierre des kashgars. L’avenir est désormais là-bas, en ville. Pourtant, les citadins d’aujourd’hui semblent n’avoir rien oublié de ce qu’ils doivent à leurs fiers ancêtres.
Alex Décotte, juin 2019
- Sauf mention contraire, les photos sont de l’auteur.