Un pays de pierres et de papillons


Les deux sommets du mont Ararat, vu depuis l’aéroport de Zvartnots

« Seigneur du pays des Arméniens, murmura-t-il en regardant la montagne sacrée, tout commence et tout finit par toi. »*

Un des plus vieux pays du monde, une toute jeune république. Les frontières de l’Arménie ne sont jamais restées constantes ; elles ont même disparu pendant de longues périodes. A une lointaine époque glorieuse (qui pourtant n’a duré que quinze années), le territoire s’étendait de la mer Caspienne à la Méditerranée. Mais s’il n’y a pas toujours eu de pays, partout dans le monde il y a eu les Arméniens, qui ont préservé passionnément leur identité à travers les générations. Ceux qui sont restés – et ceux qui sont revenus – vivent maintenant dans un pays enserré entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, avec une petite ouverture vers l’Iran au sud, et une plus grande avec la Géorgie, pays ami chrétien et orthodoxe, au nord. Le seul chemin de fer forme un lien solide entre la capitale, Erevan, et Tbilissi. Il n’y a plus d’accès à la mer, et le mont sacré, Ararat, de l’autre côté de la frontière avec la Turquie, est inatteignable. Sa silhouette enneigée est bien visible depuis les hauteurs de la capitale, voilée ou nette, mais toujours présent, témoin d’une longue histoire tumultueuse et injuste.

C’est à cause de – ou grâce à – son isolement que le peuple arménien a pu maintenir son caractère, ses traditions, sa langue, son unité, malgré les influences de la présence russe jusqu’en 1991, quand l’Arménie a gagné son indépendance.

Erevan

En voyant Erevan pour la première fois, j’ai eu le sentiment étrange d’être passée dans un autre espace-temps. Avec ses grandes artères droites et encombrées, ses imposants immeubles de marbre et de verre, sa verdure, la monumentale Cascade, ses galeries d’art contemporain, la capitale a tout de nos grandes villes occidentales, mais sans le clinquant et avec plus de tranquillité ; il y a quelque chose de désuet et d’attirant dans l’air ; les passants et les commerçants sont aimables, pas pressés, souriants, accueillants. Les panneaux de signalisation, dans un alphabet impénétrable, les arrière-cours, les petites habitations aux toits de tôle, les vieilles Lada poussiéreuses et déglinguées, parfois en réparation au bord de la route, ajoutent au dépaysement.


Lieu de détente pour petits et grands, le parc des Fontaines au centre de Erevan.

Un après-midi à Erevan m’a permis de voyager en quelques heures du lointain passé au futur… Surplombant la ville, le Matenadaran, institut de recherches sur les manuscrits anciens, contient une riche collection de documents arméniens remontant au Ve siècle et à l’invention de l’alphabet arménien par Mesrop Mashtots.


Mesrop Mashtots et l’alphabet qu’il a créé en 405.

On peut y admirer, précieusement conservés sous verre, des manuscrits exécutés dans une écriture exquise et minuscule, superbement illuminés, resplendissant de dorures. Les documents couvrent tous les domaines de la science et de la culture antique et médiévale de l’Arménie ; on reste les yeux écarquillés devant tant de splendeur.

En fin de journée, nous traversons la rivière Hrazdan pour atteindre le vaste bâtiment neuf de l’Ecole Tumo – centre de technologies créatives, fondée par deux Arméniens de Beyrouth. Les élèves, âgés de 12 à 18 ans, piaffent d’impatience devant l’entrée en attendant l’ouverture des barrières, avant de se ruer sur les ordinateurs pour suivre les cours parascolaires de façon autonome. Robotique, musique, programmation, création de jeux vidéo… tout les passionne. Ils tapent avec aplomb et en arménien sur des claviers aux alphabets latins et cyrilliques, demandant parfois conseil aux profs qui déambulent entre les tables. Les cours sont gratuits (l’école est financée par le mécénat) et la réussite concluante. L’avenir de l’Arménie se prépare ici.


Salle de classe à l’école Tumo, où les étudiants sont branchés…

Cathédrales

Le vendredi 24 mai, c’est le dernier jour d’école pour les jeunes Arméniens. Pour fêter l’événement, les classes, accompagnées des parents, visitent les monuments importants. Sous les colonnes redressées du temple de Zvartnots (VIIe), nous croisons des jeunes filles en uniforme noir et blanc, des tresses bien serrées, roses et diplômes à la main, prenant la pose pour les photos souvenir.


Le dernier jour de l’année scolaire se fête avec une excursion : ici à Zvartnots.

La cathédrale des anges célestes, l’immense temple tétraconque de Zvartnots, fut détruit par un tremblement de terre au Xe siècle ; à côté de la base reconstruite, les pierres exhumées sont éparpillées dans un champ comme les pièces d’un puzzle.

Dans le petit musée, nous assistons, émus, à un concert impromptu de musique traditionnelle : chants accompagnés de la musique pure et captivante du duduk, une sorte de hautbois en bois d’abricotier.


Jeunes hommes en fleurs, à Etchmiadzin.

On s’arrête à Vagharshapat, et voici de nouveau des élèves dans les allées du Vatican arménien d’Etchmiadzin : des garçons cette fois, en chemise ou veste fleuris. Ils montent en voiture et partent dans une cacophonie joyeuse de klaxons…

La cathédrale est entourée d’un grand complexe religieux, en partie moderne : une avenue traversant le parc est bordée de nombreux khachkars, les « croix de pierre » typiques qui se dressaient aux croisements des routes ou dans les cimetières de toute la Grande Arménie. On peut voir ici les deux seuls exemplaires survivants des 10.000 khachkars détruits par les militaires dans le territoire qui fait partie maintenant de l’Azerbaïdjan. Les khachkars ont en commun une croix vivante, symbole de renaissance : des racines stylisées partent de la base ; des bourgeons poussent au bout des branches. Certaines sont entourées de fleurs ou de fruits : des grenades, du raisin. Finement sculptées, ces croix sont en tuf, la pierre locale, dans une gamme de couleurs allant du blanc au noir, en passant par toutes les teintes de rouge et jaune. Cette pierre tendre est encore utilisée aujourd’hui dans la construction de bâtiments modernes, comme l’imposant Armenia Winery à Sasunik : un complexe quasi monastique dédié au vin. Le vignoble s’étend vers le mont Ararat qui veille depuis l’horizon.


On dirait un cloître – l’étonnant Armenia Winery ou les traditions et la haute technologie sont respectés dans la production du vin.

« Et si on nous demande ce qu’il y a dans ce pays, la réponse est facile : de la pierre. La vérité c’est ça, l’Arménie, c’est de la pierre. Où qu’on mette le pied, on tombe sur du caillou. Partout et n’importe où, c’est des roches et de la montagne, de la montagne et des rochers. »*

Cap sur le Nord

La route cahotante vers Gyumri est longue, monotone et déserte, traversant un paysage jonché à droite et à gauche de rochers déchiquetés de couleur orange vif. On ne voit pas le moindre village ; par contre de nouvelles routes sont en construction à l’approche de Gyumri. Arrivés enfin dans la deuxième ville du pays, jadis Kumayri, puis Alexandropol au XIXe siècle – époque industrielle florissante –, ensuite Leninakan jusqu’en 1992, nous mettons pied à terre sur la Place de la Liberté. Aussitôt, de petites ombres viennent virevolter autour de nous – des feuilles qui tombent des arbres ? Non, ce sont des vanesses, des nuées de papillons aux mêmes teintes que la pierre arménienne. Partout dans la ville, ils nous accompagnent le long de la jolie rue piétonne, Rijkov, jusqu’au tea-room Herbs & Honey. A la fois salon de thé, café, restaurant et boutique, sans oublier un coin lecture, l’endroit est charmant, aux murs délicatement ornés de fleurs des champs, d’abeilles et d’oiseaux par de jeunes peintres locaux. Artush Yeghiazaryan, le propriétaire qui refuse le titre de patron, nous explique qu’il a quitté Genève pour s’installer ici, fonder une coopérative pour aider les paysans de la région à vendre des herbes et fleurs séchées, des thés et infusions, sans oublier le miel doré qui remplit les grands pots bien tentants, alignés sur les rayons du fond.


Herbs&Honey – un coin délicieux dans une rue piétonne de Gyumri.

Gyumri porte encore les blessures du tremblement de terre dévastateur de décembre 1988, qui a fait entre 25.000 et 50.000 morts. Devant l’église en tuf noir, Surp Avastin, les toits des clochers sont restés au sol, en hommage aux victimes. Le cœur serré, nous voyons ci et là des maisons écroulées, envahies d’herbes et de lierre, les balcons en ferronnerie tordue. Certaines rues ne sont que gravier ; ailleurs, on refait le pavage, on reconstruit, on revit, on érige des statues aux mécènes qui ont aidé à remettre la ville sur pied. En bordure de la ville, l’imposant Fort noir, défense russe près de la frontière avec la Turquie, a été restauré et transformé en salle de concert.

Au marché les commerçants prennent le temps de discuter avec nous, par gestes, ils nous font goûter, ils sourient avec les yeux. Les étals résument toute la saveur de la table arménienne : des montagnes de belles tomates dodues et succulentes, des poivrons, radis, concombres, des bouquets d’herbes fraîches, du fromage sec et effiloché, très salé, un peu de bœuf, quelques cuisses de poulet, du poisson du lac Sevan… Des chats maigrelets se glissent entre nos jambes et font le ménage parmi les déchets tombés à terre.

Il règne sur la ville une sérénité palpable. On aurait envie d’y rester plus longtemps, avec les papillons qui s’accrochent le soir aux arbres de la place de la Liberté, comme des fleurs qui se ferment pour la nuit.


Plus de trente ans après le tremblement de terre, Gyumri n’est pas complètement rétabli.

Hommage au petit grand homme sur un rond-point de Gyumri.

 

Monastères

Dimanche matin, nous nous attaquons à une route invraisemblable, serpentant à travers gorges boisées et, autour de Vanadzor, villes fantômes jadis minières, les usines laissées à l’abandon depuis le départ des Russes. J’admire les prouesses de notre chauffeur, qui anticipe chaque bosse, chaque nid de poule et chaque crevasse, zigzaguant imperturbablement entre trous, machines de chantier et autres véhicules venant d’en face. Mais c’est avec un soulagement certain que nous atteignons la ville de Sanahin, signalée de loin par de grandes tours soviétiques délabrées, festonnées de linge et d’antennes paraboliques. Niché au centre de la vieille ville, le monastère de Sanahin est envahi de touristes… Et comme il se doit, les vendeurs de souvenirs sont à l’affût, le long du chemin qui monte du parking aux portes du complexe religieux. Cependant, dans les sombres chapelles, les sols dallés de tombes, l’ambiance est tout aussi paisible qu’ailleurs. Un air, un chant, des voix d’ange nous attirent vers une chapelle où quelques fidèles célèbrent la messe, à la lueur des chandelles. Nous restons cloués sur place, envoûtés.

 


Le dimanche à Sanahin : un pays de lumière.

« Un pays complètement inconnu et pourtant, à peine entrevu, nous avons eu l’impression qu’une lumière s’allumait en nous. Tout cet inconnu semble familier, paisible, attirant. » *

Sur l’autre versant de la vallée, le monastère de Haghpat, comme Sanahin site du patrimoine mondial de l’UNESCO, sommeille sous de hautes pentes boisées. Les murs des chapelles, faiblement éclairés par de tout petites ouvertures, portent des inscriptions anciennes en arménien et des palimpsestes de peintures fanées et obscurcies par le temps. Le but principal de notre visite est de voir le célèbre khachkar Amenaprkitch (Tous les Saints), datant de 1273, l’œuvre du maître Vahram. La surface de la pierre est teinte en rouge cochenille. Cette représentation de la crucifixion est considérée comme la plus réaliste, à cause de la position des bras et les pieds du Christ, différente des représentations traditionelles. Il est entouré de la Vierge Marie, de Marie Madeleine, des 12 Apôtres et des anges.


La teinture rouge utilisée pour colorer le khachkar Amenaprkitch à Haghpat valait de l’or.

 

Retour à Erevan

Stepanavan, de nouveau la désolation de Vanazdor, puis nous parcourons un paysage enchanteur, le sommet d’une gorge, des terres agricoles, des champs de fleurs blanches comme des coulées de neige qui auraient glissé du sommet du Mt Aragats, étincelant contre le ciel bleu.


Un berger rentre avec son troupeau, près de la route vers Aparan

Des bergers avec leurs petits troupeaux, silhouettés au soleil couchant au sommet des collines, nous rappellent que nous traversons les terres des yézidis, une minorité pratiquant une confession monothéiste qui serait une survivance du mithraïsme iranien. J’aurais voulu m’arrêter, voir de plus près leurs fermes et les meules de foin façonnées de blocs empilés qui les font ressembler de loin à de petits temples incas… mais le temps pressait et la route était encore longue. La prochaine fois. Ce pays s’appelle Reviens.

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Texte et photos: Barbara Ender

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Quelques adresses

Y aller: Ukraine International Airlines (transfert à Kiev): www.flyuia.com

Information  Office du tourisme: armenia.travel/fr

Transport: Hyur, excellents chauffeurs et guides. www.hyurservice.com

Hébergement:

Holiday Inn Express, Erevan: www.hiexpress.com

Ibis Center Hotel, Erevan: www.accorhotels.com

Villa Kars boutique hotel, Gyumri: info@villakars.com

Visites                     

Musée des manuscrits, Erevan: www.matenadaran.am

Fabrique et musée de tapis, restaurant, Erevan: megeriancarpet.am

 Tumo Center for Creative Technologies, Erevan: tumo.org

Cross of Armenian Unity NGO – ateliers créatifs pour jeunes, restaurant: Shahumian St 36, Vagharshapat, tel. +374 231 45610

Musée des arts et traditions Dzitoghtsian: Haghtanaki Ave 47, Gyumri, tel. +312 53600

KASA, Gyumri (activités parascolaires, travail social): www.kasa.am Armenia Winery: armeniawine.am

Restaurants            

Cascade Royal: Antarain St 192, Erevan, tel. +374 11 440144

Malkhas Jazz Club: Pushkin St 52/1, Erevan, tel. +374 10 535350

Anteb: Kokhbatsi St 30, Erevan, tel. +374 10 530988

Herbs&Honey, Gyumri: www.herbsandhoney.am

Cherkezi Dzor, Gyumri: www.cherkezidzor.am

Carahunge: SOS Sargsan Street 64, Milion St, Stepanavan, tel +374 256 24300

*Citations tirées d’Un bateau sur la montagne, de Kostan Zarian (editions Thaddéé). Ce roman, situé dans la période turbulente entre 1918 et 1921 qui mène le territoire à la russification, m’accompagne depuis mon retour de l’Arménie.

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